Notre blog
Article invité : Représenter les recrues du Québec*
Publié le 18 janvier 2022
Par Zachary Mitchell, assistant des collections au Centre canadien pour la Grande Guerre
Des quelque 620 000 hommes qui se sont enrôlés au sein du Corps expéditionnaire canadien (CEC) au cours de la Première Guerre mondiale, environ 88 000 ont été assermentés au Québec. Qui étaient ces hommes?
La réponse est plus complexe qu’il n’y paraît, selon des travaux de recherche récents du Centre canadien pour la Grande Guerre. En partenariat avec le Réseau du patrimoine anglophone du Québec (RPAQ), le Centre a créé la nouvelle exposition Représenter les recrues au Québec, lancée sur son site Web à l’automne dernier, un peu avant le jour du Souvenir. Le projet prend appui sur les documents militaires et personnels qui composent la collection du Centre, notamment les dossiers de 60 recrues qui résidaient au Québec lorsque la guerre a été officiellement déclarée. L’exposition donne un aperçu de la vie et de l’identité de soldats du Québec qui se sont enrôlés volontairement ou par voie de conscription.
À l’instar des autres recrues canadiennes, les Québécois qui ont pris part à la Première Guerre mondiale étaient pour la plupart célibataires et dans la mi-vingtaine au moment de l’enrôlement. Toutefois, leurs réalités individuelles différaient à bien des égards, que ce soit au chapitre des collectivités et milieux dont ils étaient issus, des raisons qui les avaient motivés à s’enrôler et des parcours personnels qu’ils allaient emprunter durant et après la guerre.
Prenons le cas de Geoffrey Pike, qui avait à peine 20 ans lorsqu’il s’est engagé dans le 13e Bataillon (Royal Highlanders of Canada) le 2 décembre 1914. Né à Buckingham, en Angleterre, le commis de banque de Montréal figurait parmi les milliers d’hommes d’origine britannique qui vivaient au Québec et souhaitaient s’enrôler parce qu’ils entretenaient, entre autres, des liens familiaux et culturels très forts avec la Grande-Bretagne. Les troupes canadiennes qui ont participé à la Première Guerre mondiale ont toujours compté une grande proportion d’hommes originaires des îles britanniques. Ceux-ci représentaient environ 38 pour cent de toutes les recrues canadiennes. En fait, les hommes nés au Canada n’ont été (faiblement) majoritaires au sein du CEC qu’en 1918, une fois la conscription imposée.
Le soldat Pike a été formé au Canada et en Angleterre avant de se rendre en France en mai 1915. En octobre, il a été blessé lors d’un bombardement allemand : fracture ouverte du fémur et plusieurs lacérations dues aux éclats d’obus. Ses plaies se sont infectées, le rendant dangereusement malade et forçant l’amputation de sa jambe droite au niveau de la cuisse le 13 novembre.
Le soldat Pike est demeuré dans l’armée encore près d’un an aux fins de traitement et de réadaptation. Durant cette convalescence, il a reçu une jambe artificielle avec laquelle il a réussi à « bien marcher » après quelques mois de réadaptation, selon un rapport à son dossier. Jugé inapte au service militaire et démobilisé en octobre 1916, Geoffrey Pike aurait vraisemblablement repris son emploi d’avant-guerre en tant que commis à la Union Bank of Canada située sur la rue Saint-James (désormais appelée rue Saint-Jacques). Malgré la gravité de sa blessure, il a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, rendant l’âme en 1975.
Le parcours de Geoffrey Pike cadre avec l’idée que l’on se fait, dans l’imaginaire collectif, de l’expérience militaire durant la Première Guerre mondiale, mais d’autres recrues, dont Charles Thomas Hughes, ont emprunté des parcours tout à fait différents.
Le Montréalais d’origine, qui résidait sur la rue Jeanne-Mance à proximité de ce qui constitue aujourd’hui le campus de l’Université de Québec à Montréal, s’est enrôlé avec l’Artillerie canadienne de campagne le 27 février 1917, à l’âge de 18 ans. Le journal qu’il tient de janvier 1917 à février 1918 révèle un athlète accompli qui pratiquait divers sports et assistait au service religieux dominical et aux activités connexes dans plusieurs paroisses. Il est difficile de comprendre pourquoi une personne disposant d’un réseau social si bien établi voudrait s’enrôler. Comme pour toutes les recrues, les pressions sociales et une motivation intrinsèque ont certainement influé sur sa décision. Toutefois, sa date d’enrôlement donne à penser qu’il pourrait y avoir un autre motif : la conscription. L’élection fédérale de 1917 a en quelque sorte servi de référendum sur cette question très controversée. L’élection du gouvernement de Robert Borden en décembre signalait aux Canadiens de partout au pays que la conscription n’était plus qu’une question de temps. Il ne restait qu’à savoir quelle forme la loi prendrait.
Non marié et occupant un emploi de greffier, Charles Thomas Hughes devait se douter qu’il serait parmi les premiers mobilisés. Mais s’il s’enrôlait volontairement, il aurait au moins la possibilité de choisir sa branche militaire et d’éviter la « pointe acérée » des bataillons d’infanterie. Il ne s’agit ici que de pures conjectures, qui nous rappellent que de nombreux facteurs devaient sous-tendre la décision des recrues potentielles de l’époque. Le journal de Charles Thomas Hughes ne fournit aucun détail sur ses motivations. L’entrée du 26 février indique simplement ce qui suit : « Je suis allé à la caserne de la rue Guy et j’ai été accepté dans la 79e Batterie d’artillerie. J’ai passé mon examen à la commission médicale en après-midi. »
Peu importe ses raisons initiales, il a vu son parcours militaire prendre un tour heureux. En octobre 1917, Charles Thomas Hughes rejoint le 4th Canadian Divisional Ammunition Column (4 CDAC), une unité logistique qui assure principalement le transport des munitions, où il demeure jusqu’à la fin de la guerre. À part quelques mesures disciplinaires en raison d’indiscipline et d’insolence à l’égard de ses supérieurs, Charles Thomas Hughes relate une expérience de travail relativement peu mouvementée. Ses soirées sont consacrées à la lecture, aux jeux de cartes, à la rédaction de lettres et aux activités ponctuelles du YMCA. Il est revenu au Canada, puis a été démobilisé en avril 1919.
Charles Thomas Hughes a par la suite intégré une unité de la Milice active non permanente durant la période de l’entre-deux-guerres. Il s’est enrôlé dans l’Armée canadienne durant la Deuxième Guerre mondiale, mais on sait peu de choses sur son service à part le fait qu’il a survécu à la guerre. Il est décédé en 1957 à l’âge de 59 ans.
Les soixante hommes dépeints dans Représenter les recrues au Québec ne représentent qu’une minuscule parcelle de l’immense héritage qu’ont laissé les vétérans canadiens de la Première Guerre mondiale. Cet héritage témoigne de la grande diversité des hommes de partout au Canada, y compris du Québec, qui ont servi leur pays jusqu’à lui sacrifier leur vie à un moment crucial de son histoire. Cette guerre a soudé toute une génération d’hommes qui voyaient le Canada comme une patrie. Ces anciens militaires ont par la suite formé un bloc important de la société canadienne, au sein de laquelle ils jouissaient d’un capital social et politique important.
Des organisations, notamment l’Association des vétérans de la « Grande Guerre » ont ensuite vu le jour, et contribué à maintenir et à affirmer l’identité des vétérans. Ces processus étaient peut-être moins fréquents au Québec en raison d’un nombre moins élevé de vétérans et de la question litigieuse du soutien de la province à l’effort de guerre, mais on peut quand même les observer tandis que se forge une identité canadienne plus marquée chez de nombreux Québécois. La mise en lumière du parcours des recrues québécoises permet en outre de mieux cerner cette guerre et d’avoir une compréhension plus nuancée des sociétés d’après-guerre qui en résultent.
* Cet article a été publié pour la première fois dans la revue Quebec Heritage News parue à l’hiver 2021, Vol. 16, No 1

